Inutile

D'aussi loin que l'on puisse se souvenir, Holly a toujours été une fille au sourire d'ange et au regard rêveur, d'une douceur et d'une compassion infinies. Tête-en-l'air et maladroite, l'on peut même dire qu'elle n'a jamais été brillante, loin de là. Sans être profondément idiote, elle a toujours fait partie de ces gens pas intelligents qui ne comprennent pas ou peu la plupart des choses, voire qui était même parfois un peu "en retard" si vous voyez ce que je veux dire. Ce manque de vivacité d'esprit lui a valu d'être moquée, rejetée et bafouée pendant toute sa courte vie, jusqu'à ce que même quelqu'un comme elle avec sa faible intelligence ne puisse plus le supporter. Pourtant, Holly a toujours su donner le change et est toujours parvenue à faire assez bonne figure malgré la profonde tristesse et solitude qui la rongeaient toujours plus au fil des jours, des mois et des ans. D'un naturel avenant et empathique, elle se soucie beaucoup des gens même lorsque ceux-ci ne se soucient pas d'elle et elle aime aider son prochain, que ce soit avec des paroles rassurantes ou des petites taquineries encourageantes. Elle n'a que peu de mémoire, pourtant elle se souvient assez bien des choses qui la passionnent ou qui sont importantes pour elle et elle adore partager son petit univers avec qui voudra bien l'écouter. Amatrice de nature et d'imaginaire, elle adore se promener et raconter des histoires qu'elle a inventé au cours de ses pérégrinations et son rêve le plus cher et de rendre les gens heureux avec ses contes. Mais, malgré son tempérament doux, compatissant et persévérant, toutes ces années de harcèlement moral, de souffrance et de solitude ont fini par avoir raison d'elle et la pousser à mettre fin à ses jours. Dorénavant, même si elle voit cet inexplicable passage dans l'entre-deux comme une chance de tout recommencer, elle reste particulièrement fragile et prompte à chercher le réconfort dans la mort quand les choses vont vraiment mal. Et quelle horrible torture que de ne pouvoir y parvenir dans ce monde étrange... Toutefois, elle reste déterminée à essayer et fait toujours de son mieux pour s'accrocher et tenter de trouver de nouvelles raisons de vivre. Elle aime rencontrer de nouveaux visages et découvrir de nouvelles choses, même si elle ne les comprend pas souvent au premier abord, et faire partager avec son entourage et des inconnus sa personnalité douce et son univers coloré.

L'on pourrait croire que pour avoir ainsi été traînée dans la boue toute sa vie Holly devait être une fille laide en plus d'être bête, mais en réalité c'est tout à fait le contraire. Charmante, et même très belle, son sourire à faire fondre et son regard rêveur plein d'innocence brillants sur son visage doux et angélique a de quoi faire tourner les têtes et les cœurs. Plutôt grande, fine et avec des courbes dans la moyenne raisonnable, quand elle marche dans la rue elle a l'air d'une nymphe flottant dans la brise. Bon, une nymphe maladroite qui trébuche souvent ou se prend des lampadaires en pleine face, mais une nymphe tout de même. Ses longs cheveux châtains aux reflets caramels tombent en cascade dans son dos, et elle aime les nouer en une longue tresse accessoirisée de rubans et de fleurs. La plupart du temps vêtue de jolies robes d'été ou de vêtements à la fois candides et élégants, elle a un certain sens inné de l'esthétique et sait comment se mettre en valeur sans même le faire exprès. Très expressive, elle a des réactions souvent assez enfantines qui déconcertent beaucoup les gens et la font passer pour encore moins futée qu'elle ne l'est déjà, mais lorsque la vie tourne mal ses réactions candides et son sourire doux et angélique ont le don de réchauffer le cœur tout en dissimulant très bien ses propres tourments. Elle sait à peu près se maquiller mais la plupart du temps elle n'apporte à son visage que quelques discrètes touches de couleur.

"Tu es inutile". "Tu es une idiote". "Tu ferais mieux de crever". "Tu sers à rien, disparais débile". Autant de mots qu'Holly s'est vue répéter des centaines, des milliers de fois depuis sa tendre enfance, jusqu'à écrire la fin de son histoire sur Terre une vingtaine d'année à l'avance. Déjà petite elle était une enfant lente, mignonne, enjouée et adorable, mais lente, ce qui lui valut les moqueries de ses camarades et les critiques frustrées et méprisantes de sa famille depuis son entrée à la petite école. Au début elle ne comprenait pas bien ces mots et ainsi leurs effets ne se faisaient que peu ressentir, mais petit à petit ces mots méchants et cruels se changèrent en aiguilles qui commencèrent, lentement mais inéluctablement, à percer son cœur candide.

Lorsqu'elle atteint ses dix ans, il parut évident à tous que la fillette n'était pas intelligente et qu'elle aurait du mal à avancer dans la vie. Enfin, les véritables mots de ses parents furent qu'elle "n'arriverait jamais à rien et qu'il était inutile de perdre du temps avec elle". Puis ces mots devinrent ceux de ses camarades, puis de ses professeurs, et la petite Holly commença à se retrouver seule et moquée de tous. Là encore elle ne comprenait pas vraiment ces réactions et elle avait prit l'habitude de sourire, contente d'avoir l'impression qu'on s'intéressait à elle quand ses parents ne faisaient que l'ignorer, mais au fond d'elle consciente qu'elle était traitée différemment des autres enfants. Esseulée et ne comprenant pas pourquoi personne ne voulait jouer avec elle, elle passait le plus clair de son temps à admirer les fleurs et elle commença à s'inventer des histoires en jouant avec des figurines toute seule dans la cour de récréation. Et, croyez-moi, si les gens lui avaient prêté attention autrement qu'en l'insultant et en la traînant dans la boue, tout le monde aurait vu qu'elle possédait une imagination débordante et un univers magnifique et plein de couleurs. Et un jour, quelqu'un le vit. Un petit garçon de son âge, Tony, qui passait par là et fut surpris de découvrir que "l'idiote inutile" avait un talent pour raconter des histoires. Il l'approcha et ils devinrent amis, jusqu'à ce qu'un jour Tony fit germer une idée, un rêve, dans le petit esprit de Holly : avec son talent pour raconter des histoires, elle devrait essayer de passer à la télé pour faire partager son monde avec tout le monde. Quand elle partagea cette idée avec ses parents ceux-ci se moquèrent d'elle et lui dirent sans détour qu'elle n'arriverait jamais à passer à la télé en étant aussi bête et bonne à rien. Pourtant, cela ne la découragea pas et elle garda ce rêve au fond de son cœur.

Les années du collège défilèrent et arrivée au lycée les comportements hostiles s'intensifièrent de même que les moqueries quand elle disait aux gens qu'elle voulait faire de la télé. Dégradation de son casier et de ses affaires, violences physiques et morales, elle n'échappa à aucun mauvais traitement mais continua de faire face avec un sourire doux pendant que dans son cœur les aiguilles se changeaient en poignards. Elle essaya de se rapprocher de ses camarades en leur offrant des fleurs qu'elle avait cultivé dans le jardin de l'école au cours des activités de son club de jardinage dont elle était la seule membre, mais ces dernières finirent renversées sur elle et déchiquetées dans les toilettes de l'école, et son jardin fut piétiné et ravagé. Tony, qui était toujours son ami, décida de la réconforter et de l'aider à se rapprocher de son rêve en lui créant une chaîne sur YouTube où elle pourrait montrer ses fleurs et raconter ses histoires, avec ses figurines ou ses dessins maladroits, et les partager avec plein de gens. Holly était aux anges : c'était comme si elle passait à la télé pour de vrai, et les gens découvriraient enfin qui elle était vraiment et les histoires qu'elle pouvait raconter ! Les vues grimpèrent, et avec elles les commentaires : "Nulle". "Idiote, c'est débile tes histoires". "Cringe". "Va mourir". "Va faire du porno au moins tu serviras à quelques chose !". "Fais-nous une "fleur" et crève".
"Inutile."
"Tu sers à rien."
"Inutile."
Le sourire d'Holly avait flanché, mais était tout de même resté, tremblant, sur ses lèvres. Et cela continua, encore, et encore, pendant plusieurs mois. Sa chaîne n'était pas passée inaperçue parmi ses camarades de lycée qui se moquèrent encore plus d'elle, la traitant d'attardée et insultant ses histoires, ses figurines de gosses et ses dessins d'enfant, jusqu'à creuser d'autant plus l'abîme insondable de tristesse et de solitude dans son cœur. Avec un sourire vacillant et une voix tremblante, elle alla demander de l'aide à Tony qui lui répondit d'un ton tranchant qu'il en avait marre d'elle, qu'elle ne comprenait jamais rien et qu'il en avait sa claque de toujours tout faire pour elle. Qu'après tout ce temps lors duquel il avait essayé de se rapprocher d'elle elle n'était même pas bonne à se déshabiller devant lui pour se "faire baiser".
Les poignards devinrent des lances et Holly se retrouva de nouveau seule comme quand elle était petite. Mais la solitude, quand on a seize ans, est bien plus amère que quand on en a six même pour une jeune fille pas intelligente. Holly redoubla la dernière année car elle ne comprenait pas assez les cours et qu'elle n'arrivait pas à étudier. Puis elle échoua à l'examen final et allait redoubler une seconde fois mais avant cela, en guise de cadeau d'adieu, Tony et ses amis utilisèrent sa chaîne YouTube pour poster des vidéos qu'il avait prise d'elle en lui faisant croire que c'était pour l'aider à passer à la télé. Des vidéos sur lesquelles il lui avait demandé de se montrer en sous-vêtements. Voire même sans. La vidéo circula, bien sûr, et remonta jusqu'à son école. Elle fut renvoyée sans diplôme, bafouée et humiliée en public.
Mais elle persévéra. Ses parents la jetèrent dehors pour ne plus l'avoir sous les yeux car ils en avaient honte et elle trouva refuge dans une tente dans un terrain vague car elle ne savait pas comment prendre un appartement, et de toute façon elle n'en avait pas les moyens. Elle trouva un cybercafé dans lequel on l'aida à envoyer sa candidature pour passer à la télévision et réaliser son rêve, car ce rêve idiot était tout ce qui lui restait et tout ce pour quoi elle vivait. Les gens qui l'aidèrent le firent surtout pour se moquer mais, quelques jours plus tard, alors qu'elle était retournée au café pour regarder ses mails, elle découvrit avec joie qu'elle avait eu une réponse et qu'on lui proposait de passer à un talk-show. Holly n'en croyait pas ses yeux, son rêve allait se réaliser !! Tout le monde au café en fut ébahi mais elle n'y prêta pas attention tant elle était excitée à l'idée de pouvoir enfin partager son amour pour les fleurs et ses histoires à la télévision. Elle rassembla les dernières pièces qu'elle avait trouvé par-ci par-là dans la rue et au café pour acheter des fleurs et mit toutes ses figurines dans un sac avant de prendre le bus pour aller au studio où elle avait été invitée. C'était comme dans un rêve. Un grand plateau de télévision, des gens bien habillés, du beau monde... on lui passa une belle robe rouge, on la lava et on la maquilla, et elle fit son entrée avec ses fleurs et son sac de figurines sur le plateau, en direct devant des milliers de gens. Son cœur battait à tout rompre tant elle était nerveuse et heureuse, et les présentateurs commencèrent à parler pour ouvrir le talk-show et donner le ton. Puis on la présenta et tous les yeux se tournèrent vers elle. Elle parvint à garder la tête haute et à sourire comme elle l'avait toujours fait, on la complimenta sur son apparence, et alors qu'elle allait commencer son petit spectacle elle fut interrompue par l'un des présentateurs. Ce dernier aborda le sujet de sa chaîne YouTube en disant qu'elle avait fait le buzz quelques temps auparavant et avant qu'elle ne puisse dire quoi que ce soit, ils passèrent sur le grand écran du plateau, ainsi que sur toutes les télévisions qui regardaient l'émission, la vidéo sur laquelle on la voyait en sous-vêtements. Tout le monde rit. Tout le monde l'insulta. Et les lances devinrent des guillotines.
Holly quitta le plateau en courant, et pour la première fois depuis vingt-et-un an, elle n'avait pas su garder son sourire. Pour la première fois depuis vingt-et-un an, elle comprit qu'elle était malheureuse. Qu'elle était bête.
Qu'elle était inutile.
Alors, avec son bouquet abîmé dans sa course et son sac de figurines, elle courut dans sa belle robe rouge, sans s'arrêter. Elle courut jusqu'au grand pont de la ville. Elle se pencha par-dessus la balustrade. Personne ne s'arrêta pour elle. Car, après tout, les gens ne s'intéressaient à elle que pour lui faire du mal. Les gens voulaient qu'elle meure, après tout, alors pourquoi l'arrêter ?
Elle enjamba la barrière, et serra fort ses fleurs et ses figurines contre elle. Puis, comme cela avait été écrit depuis le début, elle sauta. Elle sauta, parce qu'elle était trop bête et inutile pour vivre. Trop bête et inutile pour être aimée. Trop bête et inutile pour tout.
Elle tomba, de plus en plus vite, sa robe claquant dans le vent nocturne de la ville, ses fleurs encadrant son corps en chute libre dressant un ultime joli portrait de cette idiote qui ne servait à rien ni à personne, et soudain... le temps s'arrêta. Une femme apparut, et Holly se demanda si c'était un ange. Elle ne comprit pas ce qu'il se passait, et de toute façon elle ne comprenait jamais rien. L'étrange apparition s'évanouit et la jeune femme sombra dans un abysse de ténèbres qu'elle supposa être la mort.

Holly se réveilla quelques jours plus tard dans un lit blanc, entourée de murs blancs. Elle n'était pas morte. Ou alors le paradis était différent de ce qu'elle s'était imaginé. On vint lui expliquer ce qu'il s'était passé et ce qui allait se passer, mais comme d'habitude, elle ne comprit pas vraiment. Alors on la laissa quitter l'hôpital, et recommencer. C'était une ville qu'elle n'avait jamais vu. Sa tente n'était plus là, ses fleurs et ses figurines non plus. Elle ne connaissait et ne reconnaissait personne. Personne ne la connaissait ni ne la reconnaissait. Elle esquissa alors un sourire. Un sourire fragile et meurtri, mais un sourire quand même.
Elle allait pouvoir recommencer. Elle était peut-être toujours bête, toujours inutile. Mais peut-être qu'ici, elle trouverait des gens pour l'aimer comme elle était. Et cela lui suffirait.
Oui, cela lui suffirait...